Lorsque le CHSCT de l’entreprise de travail temporaire constate que les salariés mis à disposition de l’entreprise utilisatrice sont soumis à un risque grave et actuel sans que l’entreprise utilisatrice ne prenne de mesures, et sans que le CHSCT de l’entreprise utilisatrice ne fasse usage de son droit à expertise, il peut, au titre de l’exigence constitutionnelle du droit à la santé des travailleurs, faire appel à un expert agréé afin d’étudier la réalité du risque et les moyens éventuels d’y remédier. Une jurisprudence qui s’applique au CSE.

La note explicative à cet arrêt du 26 février 2020 le rappelle : les travailleurs intérimaires sont plus exposés aux risques professionnels que les autres catégories de salariés. Avec des missions courtes dans les métiers souvent les plus dangereux, et peu ou pas de temps de formation, le nombre des accidents du travail pour cette population est en moyenne de 53,6 pour 1000, en augmentation de 8 %, alors que ce nombre est stable pour les autres salariés, s’établissant en moyenne à 33,4 pour 1000 salariés. S’il ne fait pas de doute qu’il incombe au premier chef à l’entreprise utilisatrice d’assurer la sécurité des intérimaires, et donc à son CSE d’y veiller, le CSE de l’entreprise de travail temporaire a-t-elle son mot à dire ? Oui, décide la Cour de cassation, si l’entreprise utilisatrice et ses représentants du personnel sont défaillants à le faire.

Désignation d’un expert pour risque grave par le CHSCT de l’ETT dans une entreprise utilisatrice

Dans cette affaire, le CHSCT de la société Manpower France vote le recours à une expertise relative au risque grave encouru selon lui par les salariés intérimaires employés par une de leurs entreprises utilisatrices, la société Feedback, un sous-traitant qui relève notamment les compteurs de gaz et d’électricité. La société Manpower France conteste cette délibération devant le président du TGI. Les juges du fond lui donnent raison et annulent la délibération du comité.

Le CHSCT conteste cette décision en arguant que  « les conditions de travail des travailleurs temporaires, même lorsqu’ils sont exclusivement mis à disposition d’entreprises utilisatrices, dépendent aussi de l’entreprise de travail temporaire ; qu’il en résulte que le CHSCT de l’entreprise de travail temporaire peut faire appel à un expert agréé lorsqu’un risque grave est constaté dans l’établissement où les travailleurs temporaires sont mis à disposition ».

La Cour de cassation est d’accord avec le comité, mais sous certaines conditions qu’elle fixe clairement dans cet arrêt.

Droit à expertise du CHSCT de l’ETT sous conditions de défaillance de l’entreprise utilisatrice et de son CHSCT
Droit de propriété et droit à la santé des travailleurs

La note explicative précise que la réponse impliquait de mettre en balance deux droits constitutionnellement garantis que sont, d’une part, le droit de propriété, et d’autre part, le droit à la santé des travailleurs :

  • « s’agissant du droit de propriété, l’entreprise de travail temporaire (ETT), qui contestait la possibilité pour son propre CHSCT de désigner un expert afin de vérifier les conditions de travail des travailleurs temporaires au sein de l’entreprise utilisatrice, faisait valoir qu’une telle intervention serait disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi en ce qu’elle conduirait à autoriser à pénétrer dans une entreprise extérieure, à une immixtion dans sa gestion et à accéder à des informations confidentielles, en contradiction notamment avec le principe de liberté d’entreprendre rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 8 décembre 2016 (Cons. const., 8 décembre 2016, décision n° 2016-741 DC). L’entreprise rappelait par ailleurs que, aux termes des textes du code du travail et de la jurisprudence de la chambre sociale, c’est à l’entreprise utilisatrice, et donc à son CHSCT le cas échéant, qu’il incombe de se préoccuper de la santé et de la sécurité des travailleurs qui sont mis à sa disposition. Cette affirmation est en effet conforme à la fois à l’article 8 de la directive 91/383/CEE du Conseil, du 25 juin 1991, complétant les mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs ayant une relation de travail à durée déterminée ou une relation de travail intérimaire, et à l’article L.1251-21-4° du code du travail qui affirme que l’entreprise utilisatrice est responsable, pendant la durée de la mission, des conditions d’exécution du travail des travailleurs intérimaires et particulièrement de leur santé et de leur sécurité » ;
  • s’agissant du droit à la santé des travailleurs, la note explicative se rend à l’évidence : « Un certain nombre de constats conduisent à considérer que la responsabilité de l’entreprise utilisatrice ne peut pas, à elle seule, garantir le droit à la santé et à la sécurité des travailleurs intérimaires. » A la difficulté pour l’employeur de l’entreprise utilisatrice de prendre en charge la santé et la sécurité de travailleurs qui sont extérieurs et accomplissent des missions de courte durée, s’ajoute le fait que ces salariés ne sont pas représentés dans les instances représentatives en charge de ces questions. En effet, si la jurisprudence admettait jusqu’à présent que les travailleurs temporaires soient éligibles au CHSCT de l’entreprise d’accueil (Soc., 22 septembre 2010, pourvoi n° 09-60.460, Bull. 2010, V, n° 196) cette possibilité était rarement mise en oeuvre en raison de la durée des missions des travailleurs temporaires dans l’entreprise utilisatrice. Une telle possibilité n’existe plus, en tout état de cause, depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017 dès lors que les travailleurs mis à disposition ne sont pas éligibles au comité social et économique (C.trav., art. L. 2314-23). »
Double condition impérative

Dans ces conditions, conclut la note explicative, et « dès lors que le droit à la santé des travailleurs est un droit protégé à la fois par le droit européen (article 31, § 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et article 6, § 4, de la directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en oeuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail ) et par le droit constitutionnel (alinéa 11 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946), la chambre sociale a reconnu la possibilité au CHSCT de l’entreprise de travail temporaire d’intervenir au profit des travailleurs temporaires travaillant pour le compte d’une entreprise extérieure, dans le cas, et uniquement dans le cas où :

  • il est avéré qu’il existe un risque grave et actuel pour ces travailleurs ;
  • il est constaté l’inaction de l’entreprise utilisatrice et de l’institution représentative du personnel en charge des questions de santé et sécurité en son sein.

Les deux conditions doivent être caractérisées par les juges du fond, qui, si cela n’a pas été fait, doivent obligatoirement mettre en cause ou faire mettre en cause à l’instance par une des parties l’entreprise utilisatrice, afin qu’elle puisse répondre sur l’existence de ces deux conditions. »

Application à l’affaire et au CSE
Dans cette affaire, le président du tribunal saisi en la forme des référés a écarté par principe la possibilité pour le CHSCT de l’entreprise de travail temporaire de désigner un expert dans l’établissement où les travailleurs temporaires étaient mis à disposition. La chambre sociale censure ce refus de principe et demande aux juges du fond de vérifier si le risque grave et actuel invoqué ainsi que l’inaction de l’entreprise utilisatrice étaient ou non avérés.
Cette solution s’applique au CSE, celui-ci ayant récupéré les attributions du CHSCT, notamment pour la désignation d’un expert (désormais habilité) dans le cadre d’un risque grave (art. L. 2315-94, 1° du code du travail).
Les questions en suspens

Si les conditions sont réunies, reste à déterminer qui paiera l’expertise ? En effet, cette expertise est demeurée à la charge exclusive de l’employeur. Mais de quel employeur dans ce cas particulier ? S’agira-t-il du réel employeur de l’intérimaire, son ETT, ou de l’entreprise utilisatrice qui a soumis le salarié à un risque grave ? Et donc à qui notifier le cahier des charges le cas échéant ? La Cour de cassation ne répond pas à cette interrogation. De même de nombreuses questions pratiques sérieuses en découlent qui ne sont pas non plus tranchées et devraient donner lieu à jurisprudence à l’avenir. En effet, qui pour négocier un éventuel accord sur les délais d’expertise ? Qui pour contester l’expertise ? Le CSE de l’entreprise utilisatrice aura-t-elle un accès aux résultats de cette expertise ? Et quid de l’ETT elle-même ?

Ce qui semble certain cependant, c’est que dès lors que les conditions en sont réunies et que le CSE de l’ETT a désigné valablement un expert dans l’entreprise utilisatrice, cette dernière devra lui laisser libre accès à ses locaux et lui fournir les informations et documents demandés conformément aux articles L. 2315-82 et L. 2315-83. Le refus de l’employeur serait à notre sens constitutif d’un délit d’entrave.

Séverine Baudouin, Dictionnaire permanent Social

Source – Actuel CE