
Il était donc encourageant de voir le CSE du Moniteur saisir la justice aux fins de faire écarter ces courts délais (lire notre article). Hélas, le juge de Nanterre les a maintenus et a douché les espoirs du CSE du Moniteur de voir les consultations repasser sous l’empire des délais classiques. Néanmoins, selon Savine Bernard, avocate du CSE du Moniteur dans cette affaire, « cela vaut le coup de continuer à se bagarrer. On met le juge dans une situation compliquée, il doit trancher entre les travailleurs et la reprise d’activité. Mais cette décision est excellente, car elle ne ferme pas la porte ». Le jugement est aussi riche d’enseignements car il se prononce sur les documents que les élus peuvent réclamer à l’employeur dans le cadre de telles consultations. Revenons tout d’abord sur les raisons qui ont poussé les élus du Moniteur à saisir la justice.
- un stade 1, « amorce du redémarrage des sites »;
- un stade 2, « maintien du télétravail partiel »;
- un stade 3, « vigilance en vue de l’élimination de la circulation du virus ».
Le 4 mai, le CSE a de nouveau été convoqué dans le cadre d’une procédure d’information-consultation sur la reprise d’activité et la protection de la santé des salariés. En vue de cette réunion, l’employeur leur a communiqué les deux plans de continuité et de reprise, ainsi que le document d’évaluation des risques professionnels (DUERP). Les élus ont considéré ces informations insuffisantes, désigné un expert afin d’examiner le projet, et ont saisi le tribunal judiciaire de Nanterre. L’expert a dû faire travailler ses équipes le weekend pour rendre son rapport d’expertise à temps et a rallié l’action en justice des élus pour faire reconnaître que les délais de consultation et d’expertise sont trop courts.
Pour le CSE, l’employeur devait de plus fournir les informations suivantes :
- une organisation de la reprise d’activité selon les besoins de chaque « business unit » et chaque équipe, avec détermination des tâches et activités prioritaires, ainsi qu’une hiérarchisation et une planification de ces tâches pour chaque stade de reprise ;
- les dates indicatives de début et de fin de chacun des trois stades exposés ci-dessus, ou une définition précise du déclencheur des trois stades ;
- les mesures de régulation collectives et individuelles en lien avec les nouvelles conditions de travail, en particulier avec le télétravail ;
- un plan de reprise d’activité par équipe et par « business unit », avec mes critères de retour sur site, les activités prioritaires, les fréquences et durées des retour, les mesures d’adaptation de l’organisation et des horaires de travail ;
- la planification de l’occupation des locaux pour chaque stade de reprise ;
- les modalités de suivi et de contrôle de la bonne application des mesures mises en place ;
- les modalités d’association du CSE aux étapes de reprise ;
- les plans de rotation visés par l’employeur dans le PCA et le PRA ;
- des modalités de retours d’expériences et d’évolution des PCA et PRA ;
- le DUERP adapté avec présentation des risques Covid (incluant les risques liés au télétravail) et els actions de prévention par unité de travail.
Par ailleurs, les élus considéraient que pesait sur l’employeur une obligation de fournir des informations spécifiques à l’obligation de prévention des risques, ces informations devant être renforcées à cause de la crise sanitaire. Reste à voir ce que le juge a pensé de ces arguments, tant sur les délais que sur l’information du CSE.
Les élus du personnel et les experts qui travaillent avec des délais particulièrement courts depuis les textes du 2 mai 2020 attendaient ce jugement avec impatience. Rappelons que ces délais s’appliquent jusqu’au 23 août 2020. Pour tenter de convaincre le juge, les élus ont fait valoir que les délais portent atteinte au droit des salariés à une consultation utile, au droit à la santé et au droit à un recours utile. Ils ont donc invoqués les directives européennes de 1989 et 2002 qui établissent un cadre général relatif à l’information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne. Également à l’appui de leurs demandes, la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (articles 27 et 31), ainsi que le traité de l’UE garantissant le droit à un recours juridictionnel effectif, et la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
Le juge rejette l’invocation de ces textes européens : les directives « ne peuvent par elles-mêmes créer d’obligations à la charge des particuliers », car ce serait reconnaître à l’UE le pouvoir d’édicter des obligations à effet immédiat dans l’ordre juridique interne des États. Par ailleurs, si la charte des droits fondamentaux peut être invoquée, ses articles « ne se suffisent pas à eux-mêmes pour conférer aux particuliers un droit subjectif invocable en tant que tel ».

« Ces délais contraires au droit européen sont un cadeau empoisonné pour le juge ! Il se retrouve avec une contradiction entre droit français et droit européen », nous indique Savine Bernard, avocate du CSE. « Mais la situation devant la Cour de Justice de l’UE évolue et va encore évoluer. Le tribunal judiciaire de Nanterre reconnaît ici que la charte des droits fondamentaux est applicable et c’est un grand progrès. La juridprudence de la Cour de cassation va dans le même sens, notamment avec les arrêts de février 2020. Cela vaut donc le coup de se bagarrer sur ce terrain ». Selon l’avocate, le juge de Nanterre résout le problème des délais en imposant des nouvelles consultations à chaque étape de la reprise. « L’employeur ne peut donc invoquer les délais ‘ad vitam aeternam’ jusqu’à ce qu’on trouve un vaccin ! Les élus sont donc reconsultés et peuvent demander des compléments d’expertise à chaque stade. De ce fait, les courts délais s’appliquent mieux que sur une longue consultation. C’est vraiment une solution intelligente ».
En effet, le juge limite les délais « aux seules mesures ponctuelles prises par les entreprises pour s’adapter à la situation pour favoriser la reprise rapide de l’activité économique dans des conditions protectrices pour les salariés afin de permettre, le cas échéant, une consultation des instances représentatives du personnel à chaque étape du déconfinement ». Et il poursuit ainsi : « Dès lors, ce n’est que sur des projets, précis et limités dans le temps, liés aux seules mesures prises par les entreprises pour faire face à la réorganisation du travail induite par la lutte contre la propagation du virus, que les consultations peuvent porter et être organisées dans le cadre des dispositions du décret du 2 mai 2020 ».

Le préambule de la Constitution de 1946, a été lui aussi invoqué en instance comme privant l’expert de délais pour réaliser sa mission dans des conditions conformes. Mais pour le tribunal, l’existence d’une atteinte à la santé des salariés n’est pas démontrée, de même que « le CSE n’explique pas en quoi en l’espèce la santé des salariés aurait ainsi été mise en balance avec les intérêts économiques de la reprise d’activité ». Savine Bernard voit dans ces passages du jugement une incitation : « Nous nous sommes tous démenés pour rendre l’expertise à temps, pour assigner la justice à temps, pour tenir bon dans ces délais délirants. Mais là le juge nous dit qu’il n’exclut pas d’écarter les délais si on contraire le rapport d’expertise n’avait pas été communiqué assez rapidement, ou si nous avions échoué à saisir le juge. Dans ces conditions-là, le juge pourrait reconnaître que les droits ne sont pas respectés et mettre les délais de côté ».
L’espoir reste donc de mise si de courageux élus sont prêts à saisir la justice. Pour l’heure, le jugement de Nanterre leur donne des armes sur le nombre de consultations et les informations à fournir.
Sur les demandes d’informations, le jugement retient qu' »aucune date de mise en oeuvre même indicative ne figure dans le plan de reprise d’activité quant à la mise en place des mesures élaborées (…) alors que les différentes actions à mener sont déclinées en fonction des différents stades ». Ainsi, lorsqu’un employeur découpe le temps de reprise et de retour des salariés en étapes, il doit en indiquer les dates, quand bien même elles ne seraient qu’indicatives, c’est-à-dire amenées à évoluer.
Le juge regrette également que les critères déclenchant le passage de l’un à l’autre des trois stades ne soient pas définis avec suffisamment de précision pour être mobilisés de manière opérationnelle. Là encore, le tribunal exige de l’employeur plus de précision dans la définition des étapes de déconfinement des salariés.
Concernant le détail des informations à fournir, le juge décide que l’employeur devait communiquer aux élus les informations relatives au télétravail, particulièrement présent en stade 1 du plan. De plus, la société devait prioriser les activités qui seront reprises en présentiel et tenir compte de la configuration des locaux. Enfin, la direction devait déterminer et informer le CSE sur les activités prioritaires, la planification des tâches et l’occupation des lieux.
En revanche, le juge rejette les arguments du CSE sur les informations spécifiques à l’obligation de prévention des risques. Il considère que l’article L.4121-2 du code du travail ne prévoit pas de telles informations et que l’employeur n’a donc pas à les fournir.
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