Bertrand Dargelos préside Ametist Conseil, cabinet agréé spécialisé dans l’expertise auprès des CSE pour les sujets touchant à la santé, la sécurité et les conditions de travail. Que pense-t-il du plan de déconfinement annoncé par le Premier ministre ? Quel rôle peuvent jouer les élus de CSE et des CSSCT relativement à la reprise du travail dans les entreprises ? Quid des risques, y compris psychosociaux, pour les salariés ? Voici ses réponses.
Vous êtes président d’un cabinet d’expertise au service des CSE en matière de santé, sécurité et conditions de travail, Ametist Conseil. Que pensez-vous du plan de déconfinement présenté aux députés par le Premier ministre ?

Sur la partie du plan de déconfinement touchant au travail, nous restons sur notre faim. Le Premier ministre a de nouveau incité les entreprises à privilégier le télétravail pour les trois semaines à venir, et j’imagine qu’il s’agit des trois semaines à partir du 11 mai. Il a rappelé qu’il fallait mettre en oeuvre les gestes barrière comme la distanciation physique d’au moins un mètre (c’est parfois davantage à l’étranger) et, si cela n’est pas possible sur les lieux du travail, il a indiqué que le port du masque s’imposerait.

Nous restons sur notre faim 

Enfin, Edouard Philippe a dit que tous les guides conseil pour les entreprises de tous les secteurs seraient prêts pour le 11 mai. Ces guides retracent les principes de la reprise d’activité tels que définis dans le dialogue avec les partenaires sociaux dans les différentes branches d’activité. Tout cela manque de précisions, et je pense notamment à la réduction des délais de consultation et d’expertise du CSE. Nous sommes encore dans l’expectative. Le déconfinement ressemble à un pré-essai à partir du 11 mai et ce pour trois semaines, un nouveau bilan sanitaire, et peut-être économique, devant être dressé fin mai. 

À votre avis, comment les élus du personnel peuvent-ils s’assurer de conditions de reprise satisfaisantes pour les salariés ?

Le premier enjeu pour les élus de CSE et de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), c’est de se réapproprier eux-mêmes les espaces de travail. Au moment de la reprise, les élus doivent pouvoir revenir dans l’entreprise et commencer à faire des visites pour dresser un premier état des lieux des conditions de travail et s’assurer que les conditions de prévention sont prises pour permettre une activité normale de travail.

Les élus doivent pouvoir revenir dans l’entreprise au moment de la reprise afin de voir quelle est la situation des salariés 

 

Les élus peuvent demander aux salariés concernés par les gestes barrières et le port du masque quels sont leurs besoins et leurs attentes, que ce soit pour le matériel de protection ou pour les conditions de réalisation de leur activité professionnelle. Un dialogue social fort dans l’entreprise doit avoir lieu entre les élus du CSE qui ont à se préoccuper de la santé et de la sécurité des salariés et l’employeur qui préside le CSE et qui est tenu de prévenir tout risque pour la santé du personnel. Ces espaces de dialogue doivent s’ouvrir rapidement. L’enjeu est de faire respecter les conditions de santé et de sécurité au travail, c’est donc une question de performance sociale -dans quelle mesure il est possible de réaliser l’activité compte-tenu de la crise sanitaire qui se prolonge, et  dans quelles conditions ?- et l’employeur doit prendre en charge et faire respecter ces conditions de travail normalisées compte-tenu de la crise sanitaire pour une reprise d’activité. Il ne faut pas dissocier la performance économique de la santé des salariés, le CSE doit jouer son rôle en matière de santé et de conditions de travail pour qu’un dialogue s’ouvre avec la direction. 

Vous suggérez donc aux élus de CSE d’utiliser leur droit d’enquête sur les conditions de travail…

Exactement ! Compte-tenu des circonstances, il serait même raisonnable de réaliser cette enquête de façon conjointe avec les RH par exemple, ou avec les directeurs en charge de la production dans une usine ou un centre logistique, et que cela donne lieu à une expression des attentes et des besoins des salariés par rapport à cette reprise d’activité (NDLR : lire notre encadré). Pour faire une prévention primaire efficace, il ne faut pas attendre trois mois, c’est le bon moment pour lancer de telles enquête.

Mais certains employeurs ne vont-ils pas donner la priorité à la reprise d’activité et refuser ce type d’enquête ?
C’est un risque, bien sûr. Mais il me semble qu’un employeur qui délaisserait les questions de santé et de sécurité lors d’une reprise d’activité jouerait un bien mauvais tour aux salariés. Surtout, cet employeur s’exposerait à quelques retours de bâton si les représentants du personnel en référaient à l’inspection du travail ou incitaient les salariés à utiliser leur droit de retrait.
 On pourrait voir se multiplier les droits de retrait
Si un employeur s’entête à vouloir repartir comme avant, sans faire un état des lieux des risques professionnels dans l’entreprise, on risque de voir se multiplier les droits de retrait et de voir les élus invoquer un danger grave et imminent. Compte-tenu du contexte et des consignes du gouvernement au sujet de la santé au travail, on voit mal des directions s’entêter dans cette période de reprise. Un employeur à mon avis n’a aucun intérêt à se mettre à dos le CSE sur la santé et la sécurité des salariés. Si l’entreprise souhaite reprendre son activité économique, ce qui est légitime bien sûr, elle a tout intérêt à ce que les salariés soient dans les meilleures conditions possible pour travailler. 
Conseillez-vous la réalisation d’une expertise à l’occasion de la reprise d’activité « post-Covid » ? 
Évidemment, et je ne réponds pas cela seulement parce que c’est notre activité ! C’est le moment de réaliser une évaluation des risques professionnels dans l’entreprise, a fortiori si cette évaluation n’a pas été faite depuis longtemps. Les représentants des salariés et l’employeur doivent mettre à plat les conditions de travail dans l’entreprise compte-tenu de la reprise d’activité, et celle-ci risque d’être très intense au niveau du rythme du travail s’il faut rattraper la production.
L’employeur doit tenir compte des retours d’expérience des salariés  

La cour d’appel de Versailles l’a rappelé dans son arrêt sur Amazon : la mise à jour du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUER) s’impose, et l’employeur doit aussi tenir compte des retours d’expérience des salariés au travail. Au travers de ses différents droits d’enquête, le CSE peut faire remonter ces retours d’expérience dans les semaines ou le mois qui suivra la reprise d’activité. S’il constate que les moyens et les résultats observés ne sont pas au rendez-vous en matière de conditions de travail, le CSE, avec sa CSSCT, aura toute légitimité pour se tourner vers l’expert afin d’être accompagné pour établir un plan de prévention, à soumettre à l’employeur. Dans cette période, il serait opportun que ces expertises soient paritaires, qu’elles soient suscitées par le CSE mais que la direction soit engagée dans le travail avec l’expert. L’enjeu est d’aboutir à un plan de prévention permettant le respect des consignes sanitaires et à un plan d’action afin d’obtenir les conditions de travail les plus à même de produire un travail de qualité dans l’entreprise.

A cet égard, craignez-vous que la possibilité d’action des élus de CSE soit limitée par des délais de consultation et d’expertise trop restreints ?
Le raccourcissement du délai de consultation et d’expertise du CSE qui est envisagé, si j’ai bien compris, ne vaudrait qu’en cas de reprise d’activité, et pour la durée de l’état d’urgence sanitaire. On nous parle de 8 jours. Nous comprenons l’urgence liée à la reprise d’activité mais 8 jours, cela paraît trop court pour réaliser une enquête sur des conditions de travail très impactées par la situation sanitaire.
8 jours, c’est trop court pour une expertise 

Pour un premier état des lieux, il faudrait au moins 15 jours. Concevoir un questionnaire, constituer des groupes de travail, mener des entretiens individuels ou collectifs avec des salariés, des managers et des représentants de la direction, cela nécessite du temps, notamment au regard de l’évaluation des risques psychosociaux. Au-delà de la consultation immédiate sur la reprise et au regard des enjeux, il me semble que le CSE doit être accompagné selon ses besoins par un cabinet agréé sur plusieurs semaines, et pourquoi pas en fonction d’un accord de méthode spécifique négocié par le comité avec l’employeur ? Un cabinet qui apporte un regard extérieur sur les conditions de réalisation de l’activité et dont le travail permet un dialogue sur ce sujet, un cabinet qui puisse aussi évaluer les risques psychosociaux qui vont être très importants.

Quels sont ces risques psychosociaux associés à la reprise d’activité ?
La situation ne doit pas être sous-estimée. Énormément de salariés vont être stressés à l’idée de retourner au travail parce qu’ils savent qu’ils seront exposés au coronavirus. Ces salariés vont travailler sous stress, ils auront peur de retrouver les transports et le bureau, l’atelier ou l’usine, ils seront inquiets du bon respect des gestes barrière. D’autre part, ces salariés vont devoir reprendre le travail qu’ils avaient auparavant mais avec des contraintes supplémentaires : les distances à respecter, le port d’un masque (en porter un toute la journée s’avère très pénible), le nombre limité des personnes en salle de réunion (comment tenir une réunion ou une conférence téléphonique ?), cela bouscule les habitudes, que ce soit pour les lignes de production ou les open spaces.
De très nombreux salariés sont stressés à l’idée de reprendre les transports et retourner dans l’entreprise 
 
Les salariés vont devoir s’habituer à ces nouvelles conditions de travail exigées par la crise sanitaire. Le CSE va devoir se montrer très vigilant sur tous ces points : la charge de travail demandée aux salariés, la poursuite du télétravail et une éventuelle révision de l’accord à ce sujet, l’optimisation des outils de communication à distance, le management collaboratif, les enjeux de la reconnaissance des efforts des salariés notamment en cas d’horaires décalés, etc. Cette reprise d’activité est l’occasion de repenser le travail dans l’entreprise. 
Les employeurs seront-ils en mesure de mettre des masques à disposition des salariés ? 
C’est une interrogation. En tant que responsable de la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur doit équiper ses salariés en masques, mais en masques de qualité, adaptés en fonction de la réalité des métiers (travail en face à face, dans un local de production poussiéreux, etc.). Un fonds d’urgence permettant aux entreprises, et notamment aux PME et TPE, de s’équiper serait souhaitable. 
Comment voyez-vous le reste de l’année ?
La reprise de la croissance va-t-elle être rapide ou aurons-nous une baisse de l’emploi très forte ? Je ne sais pas. La crainte est une deuxième vague de contaminations, à l’automne par exemple, qui conduirait à un nouveau confinement. D’où l’importance de garantir le respect des mesures sanitaires et de bonnes conditions de travail. Je me répète : la situation nécessite des espaces de dialogue très importants avec le CSE, d’autant plus qu’une partie des élus sont nouveaux et ne sont pas encore familiers ni formés aux enjeux de santé, de sécurité et de conditions de travail.
 
Droit d’inspection et de proposition, danger grave et imminent
et droit de retrait : les références 

Dans les entreprises d’au moins 50 salariés, dit l’article L 2312-13 du code du travail, le CSE procède « régulièrement à des inspections en matière de santé, de sécurité et des conditions de travail » et « il réalise des enquêtes en matière d’accidents du travail ou de maladies professionnelles à caractère professionnel ».

Selon l’article L. 2312-12, le CSE « formule à son initiative, et examine, à la demande de l’employeur, toute proposition de nature à améliorer les conditions de travail, d’emploi et de formation professionnelle des salariés ».

Les notions de danger grave et imminent et de droit de retrait sont traités par l’article L.4131-1 : « Le travailleur alerte immédiatement l’employeur de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection. Il peut se retirer d’une telle situation. L’employeur ne peut demander au travailleur qui a fait usage de son droit de retrait de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent résultant notamment d’une défectuosité du système de protection« .

Source – Actuel CSE